Hommage et reconnaissance
30 Mai 2014
« Accompagner un parent en fin de vie ne nous laisse pas indemne. Mais ce qui reste gravé en moi, c’est l’étonnant chemin de liberté intérieure que mon père a parcouru à mesure qu’il perdait le contrôle de son corps, atteint d’une maladie dégénérative. Jour après jour, il a travaillé à pacifier son cœur. Nous avons vécu ce temps “extra-ordinaire” en famille, soudés les uns aux autres.
Je suis la cadette, ma sœur a trois ans de plus. Elle est mariée et mère de trois enfants et moi je suis moniale dans un centre spirituel en Lorraine. La spiritualité occupe une grande place dans notre famille. Je me souviens encore de ce jour où j’étais toute chavirée par une rupture sentimentale ; mon père m’a accueillie en laissant longuement s’exprimer ma colère et ma tristesse. Puis il m’a dit : “Ce que tu vis là, c’est le côté sentimental et psychologique et il est nécessaire. Mais il serait précieux que tu fasses un peu de place au côté spirituel.” Quelques jours passés chez les Sœurs de Bethléem m’ont grandement apaisée. Mon père, issu d’un milieu catholique un peu conventionnel, était attiré par les spiritualités orientales. Mon éducation a bénéficié de cette ouverture au sacré. Plus tard, sa rencontre avec un père spirituel orthodoxe eut l’effet d’une révélation. J’avais 10 ans lorsqu’il entra dans l’Église orthodoxe. La vie de toute notre petite famille en bénéficia.
Je me suis pourtant beaucoup heurtée dans ma jeunesse à ce père que je trouvais trop bourgeois et d’une exigence intellectuelle difficile à vivre. Mon entrée dans la vie monastique m’a aidée à couper davantage les attaches liées à l’affect et à instaurer des relations de personne à personne. Cela a fait considérablement évoluer nos rapports. Avec sa maladie, cette transformation s’est accélérée, s’épurant encore de façon manifeste. Je me sentis alors profondément aimée par lui et en grande complicité. Il n’empêche que l’épreuve vient toujours nous chercher dans nos zones d’ombre. J’ai ressenti beaucoup de culpabilité à vivre si loin de mes parents, à laisser des mains étrangères s’occuper de mon père, alors que je le faisais moi-même pour une dame âgée à Béthanie ! Mais jamais ma famille n’a fait pression sur moi pour que je revienne. Et cette dame de la communauté qui, elle-même, souffrait de voir son fils absent, rendait grâce que je sois là. J’ai compris que les liens biologiques comptent mais qu’ils sont loin d’être les seuls. Si on fait confiance, l’Esprit en crée d’autres si précieux…
Enseignant, conférencier et prêtre, mon père était un homme de “parole”. Il était convaincu que dire ses fragilités libère et fait avancer la relation. Il a eu le courage de rester fidèle à ce choix de vie, osant dire et écrire ce qu’il traversait : les bonnes choses et les plus douloureuses. Dans ses écrits (1), l’angoisse de la mort n’était pas niée, il s’y mêlait une sorte d’émerveillement que la vie est “relation”, et donc plus forte que la mort. J’ai l’intime conviction que même après la disparition d’un être, il n’est pas trop tard pour poser des pardons, pour pallier ce qui n’a pas été dit ou fait par le passé. La relation tissée sur terre continue. Et avec mon père, je sens qu’elle évolue encore ! Les relations familiales mettent parfois longtemps à se purifier.
Si je dois définir ce que m’a transmis mon père, le mot qui me vient est “célébration”. Ces deux dernières années où il vécut avec une grande intensité ce qui lui était offert, il m’a appris à accueillir pleinement la vie. Y a-t-il plus bel héritage spirituel ? »